Frozen

 






Le crime, le chagrin et la compréhension

Les tueurs en série font, depuis quelques années, les beaux jours des rubriques de faits divers des journaux et inspirent quelques-uns des auteurs les plus prolifiques de la littérature policière. Leurs méfaits exacerbent les problèmes de la justice qui se doit d’agir et de sanctionner au nom de la collectivité, c’est-à-dire avec mesure, en essayant d’évaluer la responsabilité du meurtrier, au-delà même de ses actes forcément odieux, sans pour autant négliger le désespoir des victimes et de leurs proches, qui ont bien des raisons pour crier vengeance. C’est ce que la dramaturge anglaise Bryony Lavery aborde dans cette pièce qui a remporté un certain succès à Broadway et que Lesley Chatterley a choisi d’adapter, de mettre en scène et d’interpréter. Une pièce qui traite avec un discernement méritoire ce sujet des plus délicats. "Je pense, résume l’auteur, que Frozen propose et le pardon et la revanche comme options... Et je pense qu’il est assez évident que les deux chemins posent problème."

Un pédophile, une mère, une psychiatre

Trois personnages. Ralph, dont on comprend qu’il a eu une enfance douloureuse, bien que sa mythomanie, alimentée par une intelligence des plus perverses, l’incite à en livrer des versions plus fantaisistes les unes que les autres. Il est sujet à des pulsions pédophiles et meurtrières. Il faut pourtant un certain temps avant qu’il soit capturé, ne serait-ce que parce que ses crimes sont commis sans rationalité apparente. Le temps que la liste de ses victimes s’allonge. Parmi elles, une fillette de 10 ans dont la mère, Nancy, est évidemment brisée par la douleur mais également rongée par la haine et la culpabilité. Agnetha, elle, est une brillante psychiatre qui inscrit Ralph dans une étude qu’elle a engagée afin de démontrer que les criminels de son acabit sont, en fait, des malades et que leur état peut se vérifier de manière clinique.

Essayer de comprendre ce qui peut l’être

C’est le cheminement de ces trois personnages que nous suivons donc au gré d’une succession de scènes brèves, précises, montrant bien comment évoluent leur état d’esprit respectif et leur perception des événements. Des scènes qui sont traitées plus souvent en monologues qu’en dialogues. Le grand mérite de la pièce, c’est qu’elle évite le manichéisme. S’il ne s’agit pas de masquer l’horreur, rien n’interdit d’essayer de comprendre, tout au moins ce qui peut l’être. Elle décrit également avec une indéniable finesse la place du chagrin, comment il se décante peu à peu pour laisser la place à d’autres sentiments, prenant davantage en considération la complexité des situations.

De véritables questions existentielles

Pour autant, c’est une mise en scène à vif qu’à conçue Lesley Chatterley. Pour cela l’espace intimiste du Théâtre du Marais est parfaitement adapté. Mais il faut surtout toute l’implication et l’intelligence des trois comédiens pour réussir ce pari. Lesley Chatterley elle-même nous fait toucher du doigt les déchirements de Nancy, comment elle remonte lentement de la profondeur de son chagrin, au point de nous donner parfois le sentiment d’être presque indiscrets. Eric Prigent est tout à la folie de Ralph, trivial mais également manipulateur, délirant mais aussi parfois étrangement lucide, inquiétant évidemment, mais quand même douloureusement humain. Quant à Corinne Jaber, avec charme et brio, elle traduit parfaitement les doutes de Agnetha, au-delà de son assurance de façade lorsqu’elle constate que la vérité scientifique n’est qu’incertaine, partielle. On savait que les faits divers sont des révélateurs acerbes des malaises de la société. Ici, on va plus loin, l’auteur posant à sa manière de véritables questions existentielles. Le spectateur est alors à la fois bouleversé et interrogatif. Ce qui n’est pas si fréquent.

Frozen, de Bryony Lavery, adapté, mis en scène et interprété par Lesley Chatterley, avec Corinne Jaber et Eric Prigent.


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Page mise à jour le mardi 26 juillet 2005